Sauver les tortues marines pour sauver l’humain
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Article rédigé par JACQUES FRETEY
Zoologiste spécialiste des tortues marines, auteur ou co-auteur d’une vingtaine de livres et quelque 150 publications scientifiques.
Nous le savons, Homo sapiens n’est pas un vertébré isolé sur la Terre dans une tour de verre mais une espèce animale parmi d’autres, tributaire de ressources naturelles et habitant un environnement terrien dont l’état de santé est étroitement lié au sien.
Les quelques espèces de tortues marines apparues il y a quelque 150 millions d’années et qui nous sont contemporaines sont en train de disparaitre sous nos yeux en quelques décennies.
Une surexploitation des adultes pour la viande, la graisse, l’écaille depuis des siècles et la destruction totale de tous les nids sur de nombreuses plages ont vu les populations de tortues s’affaiblir considérablement à partir du XXe siècle avec progressivement l’apparition de nouvelles menaces anthropiques comme la dégradation et l’aménagement des plages de ponte et le vol de sable, la pollution physique et chimique des eaux côtières, les captures accidentelles dans les engins de pêche (bycatch), l’entortillement dans des filets fantômes, la prédation des œufs et des tortues nouveau-nées par des espèces animales introduites ou envahissantes, le dérangement des femelles sur les plages de nidification par des lumières ou un tourisme non contrôlé, l’artificialisation du littoral,…
Le braconnier est un père de famille
Autrefois, lorsqu’un villageois tuait une tortue pour nourrir sa famille, ce n’était pas plus grave pour une population de tortues que la prédation naturelle d’un de ses individus, par exemple par un Orque. Avec l’occidentalisation de villages vivant jusqu’alors en autarcie, l’envie d’acheter des produits manufacturés a nécessité l’utilisation d’argent donc le besoin d’en obtenir. Le commerce, voire le trafic transfrontalier, de produits issus des tortues marines (viande, œufs, carapaces…) était un moyen rapide de trouver de l’argent, mais a conduit à une augmentation des prélèvements sur les populations naturelles.
Il faut savoir que la maturité sexuelle est tardive chez les tortues marines, ce qui est l’une des causes de leur fragilité. Une Tortue verte (Chelonia mydas), par exemple, ne sera adulte qu’après une quarantaine d’années. Concrètement, cela signifie que, par exemple, si une jeune femelle nait en 2000, et si elle échappe à toutes les menaces, elle ne viendra pondre que vers 2040 ! Certes, une femelle pondra des milliers d’œufs dans sa vie, mais toutes les premières années de sa vie elle pourra finir dans l’estomac d’un poisson carnivore, ensuite mourir noyée dans un filet, et sur ses milliers d’œufs si elle arrive à se reproduire, elle n’arrivera sans doute qu’à produire un seul individu nouveau pour la remplacer.
On a modélisé le cas d’un village en bord de plage de ponte qui systématiquement braconnerait tous les nids. Ceci conduirait, après 71 ans de collectes des œufs, à l’extinction complète du stock adulte reproducteur lié à ce site.
Une érosion forte du littoral affecte de nombreux sites de ponte. Cette érosion, en milieu tropical, est souvent causée par la création de ports industrialo-minéraliers. Les épis, l’enrochement et autres aménagements côtiers accentuent l’érosion. Par le trafic intense des navires, une menace supplémentaire s’ajoutera avec le danger d’être mortellement blessée par les hélices. Et les modélisations des effets du réchauffement climatique montrent que cette érosion s’accélérera du fait de tempêtes plus fréquentes et que la montée des eaux du fait de la fonte des glaces polaires fera disparaitre beaucoup d’habitats de nidification, surtout en milieu insulaire.
Vers une féminisation des populations ?
Le réchauffement climatique sera demain une nouvelle menace importante pour les tortues marines dont on peut déjà imaginer les répercussions sur l’embryogénèse. Les tortues marines n’ont pas de chromosome X ou Y, leur sexe est défini lors du développement de l’embryon. Le déterminisme du sexe dépend de la température pendant une période thermosensible du développement embryonnaire. Au-dessus d’une température pivot, vers 29° C généralement, toutes les tortues nouveau-nées sont à 100% femelles. L’élévation de la température du substrat où sont enfermés les œufs conduira donc à une féminisation complète des populations. Et le phénomène n’est pas illusoire, il a déjà commencé : la plus grande population de Tortues vertes au monde, en Australie au nord et sud de la Grande Barrière de Corail, montre déjà une nette féminisation à un taux de 80%.
Le changement des températures océanographiques aura une incidence sur des espèces migratrices comme les tortues en modifiant les courants et en influant gravement sur la répartition des espèces proies. La mémoire géographique des tortues, « gravée » sur une véritable carte magnétique interne, sera immanquablement faussée.
Sur une plage de Floride, une étude américaine a montré qu’en 14 ans, l’augmentation de la température de la mer avait déjà avancé la saison de ponte des Caouannes de 10 jours d’avant les années 90.
Disparition des habitats = disparition des tortues
Tous les habitats marins seront dégradés. Prenons un exemple. La Tortue imbriquée (Eretmochelys imbricata) est essentiellement inféodée aux récifs coralliens, avec comme proies les invertébrés en particulier les Éponges qui y vivent, et cette particularité risque d’accélérer son déclin déjà bien engagé du fait de l’exploitation de sa précieuse écaille. Les coraux vivent en symbiose avec des polypes, eux-mêmes en symbiose avec des microalgues appelées zooxanthelles. Une eau de mer plus chaude et plus acide conduit à une expulsion des algues par les polypes entrainant un stress et une mort des coraux. Parallèlement à cela s’ajoutera la montée du niveau de la mer qui ralentira la photosynthèse dont dépendent énergétiquement les algues et provoquera donc le dépérissement des zooxanthelles, puis des coraux. On pourrait évoquer de la même façon le devenir des herbiers marins dont dépendent les Tortues vertes adultes. Les perturbations environnementales, en particulier du taux de salinité et de l’acidification des eaux, ainsi que leur faible tolérance thermique conduisent à une disparition des prairies sous-marines à un rythme d’1,5% par an.
Certains de mes collègues sont optimistes vis-à-vis des possibles impacts du réchauffement climatique. Pour eux, que les tortues marines semblent réagir aux modifications océanographiques rapides est bon signe, car on observe que lorsque les conditions environnementales changent, elles se déplacent et modifient leur phénologie (Étude des variations des phénomènes périodiques de la vie animale et végétale, en fonction du climat) pour rester dans un espace climatique compatible avec leur niche écologique. Par ailleurs, les tortues marines ne sont pas des robots revenant pondre bêtement sur une plage qui n’existe plus ! On a constaté, en Guyane française par exemple où il y a cycliquement une apparition/disparition des mangroves et des plages, que les Luths (Dermochelys coriacea) savent trouver et coloniser de nouvelles plages pour nidifier.
Quid de la France ?
Devant l’ampleur des menaces anthropiques qui conduisent les tortues marines vers le déclin des populations, devrions-nous être fatalistes et ne plus rien tenter pour les sauver ?
Avec l’agrandissement récent de ses zones économiques exclusives, la France a une grande responsabilité dans ce domaine puisqu’elle est politiquement gestionnaire de la plus grande surface maritime mondiale avec 11 691 900 km². Et la plupart de ses territoires ultramarins présentent des sites de nidification, des habitats de croissance et des aires alimentaires. Y compris les eaux pourtant froides de Saint-Pierre-et-Miquelon où les Tortues luths nidifiant en Amérique du Sud viennent manger parmi les bancs de méduses.
Les îles Eparses (Europa, Tromelin, Les Glorieuses…) dans l’océan Indien et les récifs d’Entrecasteaux à l’extrémité occidentale de la Nouvelle-Calédonie sont des hauts-lieux mondiaux de ponte.
Depuis leur découverte à la fin des années 1960, les plages de Guyane française étaient considérées comme le hotspot mondial des pontes de la Tortue luth, le plus gros chélonien vivant. Ces plages sont soumises à une alternance cyclique avec les mangroves, chacune apparaissant et disparaissant au rythme d’une vingtaine d’années. Depuis quelques années, la fréquentation des Luths femelles pour la ponte est devenue très faible et ses principaux sites de nidification sont envasés. On s’interroge au sujet de cet affaissement du stock reproducteur. Réel déclin de la plus grosse population mondiale ou colonisation d’autres plages plus accueillantes et non surveillées par les scientifiques ? On peut ainsi s’interroger quand on sait que l’inverse se produit pour la Tortue olivâtre (Lepidochelys olivacea) pour qui, à l’inverse, a été constaté une augmentation des nids concentrés sur Montjoly près de Cayenne.
Partout dans cet Outremer français les tortues marines étaient tuées par les villageois pour leur viande. Il y avait parfois des pêcheurs qui étaient chasseurs professionnels de tortues. C’était le cas en Guadeloupe et Martinique. Les Saintois, pour les attraper, accrochaient à leurs filets à larges mailles (les « foles ») des planches en bois agrémentées d’une boule, le tout ressemblant vaguement à une tortue. Les Tortues vertes mâles, en période d’excitation sexuelle cherchaient à s’accoupler avec ce leurre et s’entortillaient dans le filet. Dans ces départements français d’Amérique, dans l’Arc Caraïbe, les belles carapaces vernies furent pendant plusieurs décennies source intéressante de revenus dans les magasins de souvenirs pour touristes. L’écaille de la Tortue imbriquée, travaillée en bijoux (y compris dans les prisons pour occuper les locataires), se vendait également très bien. Les premiers arrêtés préfectoraux permirent petit à petit la suppression de ce commerce. Mais ces îles restèrent quelque temps une plaque tournante d’un trafic vers l’Europe des plaques d’écaille pour la lunetterie.
En Nouvelle-Calédonie et en Polynésie, les Anciens considéraient les tortues marines comme un esprit de la mer, les honorant par des représentations graphiques sur les pétroglyphes et des tatouages corporels. Seul un prêtre avait le droit de les découper dans un enclos sacré, et la viande était mangée par les seuls notables en une sorte d’eucharistie. Certains Néo-Calédoniens et Polynésiens veulent manger aujourd’hui de la tortue marine, protégée par la législation pour raisons évidentes, sous prétexte de tradition. Quelle tradition ?
L’arrêté ministériel français daté de 2022 protège intégralement les tortues marines à tous les stades de leur vie, ainsi que leurs habitats, sur tout le territoire national. Mayotte restant, malgré la départementalisation, une île pauvre peuplée de beaucoup de migrants comoriens, reste pratiquement la dernière entité française où les tortues sont tuées en grand nombre pour leur viande. On y estime à environ 150 le nombre moyen de tortues tuées par an. Une étude ethno-zoologique a été engagée pour tenter de mieux appréhender la situation et voir comment agir, les peines d’emprisonnement délivrées par le Tribunal n’étant pas dissuasives.
Depuis quelques années, chaque département et territoire français d’Outremer dispose d’un Plan national d’Actions en faveur des tortues marines. Et ceux-ci, dotés de financements conséquents et adéquats, sont régulièrement évalués et réajustés. Seule la Polynésie a pris du retard mais avec ses 118 îles réparties sur plus de 4000 km², on connait encore mal leur fréquentation par les tortues.
En Afrique… il faut sauver les Hommes pour sauver les tortues
Notre connaissance sur la présence et le statut des tortues marines le long des côtes d’Afrique n’a véritablement pris son essor, Tongaland (Afrique du Sud) excepté, qu’à partir de la fin des années 1990. En 1998, un mémorandum d’accord de la Convention de Bonn sur les Espèces migratrices (CMS) fit s’engager les 23 Etats de la côte africaine, du Maroc à l’Afrique du Sud, pour une meilleure conservation des tortues marines fréquentant leurs eaux et leurs plages. Une dynamique formidable fit apparaitre partout des projets de recherche et de protection. Souvent, cela débuta, sur 15 000 kilomètres, par une véritable exploration par terre, par mer ou par les airs de lieux difficiles d’accès. De véritables découvertes furent faites. Et ceci au XXIe siècle, pas au XVIIIe . Comme quoi notre Planète Terre peut encore nous réserver de belles surprises. Et alors que mes collègues scientifiques se lamentaient de la diminution des pontes en certains endroits connus, nous découvrions de nouveaux sites de ponte, de nouvelles aires alimentaires. Les villageois africains savaient tout cela, le microcosme scientifique imbu de lui-même, non.
Bien sûr, un peu partout, que ce soit au Gabon, au Cameroun ou en Mauritanie, les tortues marines étaient considérées, comme leurs œufs, en tant que source non négligeable de protéine, et permettant de façon intéressante de varier le menu habituel constitué uniquement de poissons. Chose quasi méconnue dans l’Outremer français, la graisse était ici presqu’autant recherchée que la viande.
Les villages africains pauvres ne peuvent être comparés aux villages ultramarins français. Ce qui a été possible dans ces derniers n’est pas envisageable en Afrique. Difficile ici de citer un arrêté ministériel venant de la capitale et interdisant toute exploitation d’espèces dites menacées. On est ici souvent dans le contexte d’une survie au quotidien, même si le poisson et des cultures maraîchères évitent un peu partout la dénutrition.
Comment expliquer à un pêcheur de l’archipel des Bijagos voyant monter sur sa plage des milliers de Tortues vertes femelles que cette espèce animale est en danger de disparition ? L’Occidental est-il fou et aveugle ?
A l’exemple de la philosophie utilisée par des collègues amis au Guyana et au Brésil, j’ai mis en place dans trois de mes projets africains un volet d’aide communautaire. L’idée est de ne pas arriver « avec ses gros sabots » dans un village en criant : « Halte aux massacres de tortues, c’est illégal ! », mais dans un premier temps, d’inventorier avec la chefferie quels sont les problèmes vitaux au quotidien. Les deux points prioritaires évidemment qui apparaissent sont la scolarité des enfants et les soins médicaux.
Au sud Cameroun, par exemple, nous avons créé une association bicéphale nommée Somè (ce qui signifie « fraternité » en langue Iyassa). Bicéphale car déclarée française en France et camerounaise au Cameroun. Pendant plusieurs années, tous les enfants en âge de partir du village vers un collège en ville furent parrainés par des familles françaises. Une femme du village fut formée en milieu hospitalier pour devenir infirmière et capable de gérer un dispensaire alimenté par des médicaments fournis par des médecins et pharmaciens amis. Une Maison des Femmes fut créée afin de répondre aux besoins exprimés de formation des jeunes filles à la cuisine, à la couture et aux soins des bébés. Puis, sur demande, un vestiaire permit la distribution de vêtements importés de France, ainsi qu’une bibliothèque. Etonnant, un petit village pauvre de pêcheurs qui réclame une bibliothèque, non ?
En Mauritanie, avec un village Imraguen, c’est plus difficile à gérer et c’est surtout une école primaire qui bénéficie du projet « tortues marines ».
Un dispensaire pour sauver les tortues
L’aide communautaire la plus élaborée dans le cadre d’un projet de conservation de la biodiversité en Afrique de l’Ouest est en train de se mettre en place, d’une façon qui se veut servir d’exemple ailleurs, dans l’archipel guinéen des Tristao vers la frontière avec la Guinée-Bissau.
Comme mécènes, la Fondation MBZ et une société minière de bauxite locale nous ont financés sur plusieurs années aussi bien les aspects de conservation de la faune qu’une partie du volet humanitaire. La fondation des Laboratoires Pierre Fabre près de Toulouse a été sollicitée pour compléter les financements nécessaires à la rénovation d’un dispensaire villageois et les missions de quatre médecins (2 Guinéens, 2 Français). Ces dernières années, nous avons déjà repeint sur l’île Katrack la mosquée et restauré une école primaire, fait fabriquer des bancs et tables, apporté du matériel scolaire. L’objectif principal était de rendre fonctionnel, performant et le plus aseptisé possible, un dispensaire dans le village de Katfoura. Il est envisagé d’aider à la création de petits élevages villageois (canards, poules) pour une auto-suffisance en viande et œufs, et de créer un projet d’écotourisme dont une partie des bénéfices alimentera les besoins du dispensaire.
Les tortues marines sont de bons bioindicateurs de la santé du milieu marin. Sauver les tortues marines, c’est aussi sauver l’Homme.